Political activity 1/2 : En toma !
Mauvaise idée de regarder un film de peur – comme diraient ces exotiques Québécois –, avant d’aller se coucher, ce 29 juin 2011. Paranormal Activity, c’est le genre de film à vous faire capter en pleine nuit des sons que vous n’aviez jamais entendus chez vous. Des bruits de pas, de mouvements, des craquements, des crissements, des sifflements. Il se révèle diablement efficace quand vous en venez à entendre des clameurs et des tambours à 2h du matin.
Mieux vaut faire semblant de rien, question de santé mentale. Mais le lendemain, la vérité éclate : ces bruits étaient réels. En une autre heure vous les auriez immédiatement associés à ces manifestations qui agitent le pays depuis des semaines. Vous étiez à deux doigts de rester rationnel. Leur slogan : « Si no nos dejan soñar, no los dejaremos dormir » (Si vous ne nous laissez pas rêver, on ne vous laissera pas dormir.) Bien vu. Lors de la première « marcha nocturna » (manifestation nocturne), ils étaient cent dans les rues de Concepción. Le 30 juin, ils étaient 1 000. De quoi réveiller quelques honnêtes citoyens.
Qui sont ces rêveurs ? Des lycéens et des étudiants. Leurs revendications ? Que la gérance des établissements secondaires, passée aux municipalités sous Pinochet, soit transférée à l’État. Que l’État investisse davantage dans l’éducation. Que l’éducation ne soit pas un lieu de profit pour les entreprises, mais qu’elle serve le peuple et la justice sociale.
Le blocage des établissements a commencé il y a plusieurs semaines. L’université de Concepción, l’UdeC, est « en toma », comme de nombreux lycées. Vous y croisez des étudiants et lycéens sortis chercher des vivres, qui rentrent au compte-goutte par un petit bout de porte. Derrière les grilles des lycées s’élèvent des colonnes de chaises et de tables. Les banderoles se déroulent au-dessus des entrées des facultés. Les fenêtres sont tapissées de journaux et les slogans vont bon train :
« La educación en Latinoamérica est gratuita, y en Chile la más cara. » (L’éducation est gratuite en Amérique latine, et au Chili, c’est la plus chère.) Dans les années 1960, l’éducation était gratuite. Et comme aux États-Unis, les étudiants s’endettent aujourd’hui pour étudier, avec des prêts de 30 000 € en moyenne, à des taux très élevés (4 à 6 %).
« Por una educación laica, de calidad, y para el pueblo. » (Pour une éducation laïque, de qualité et pour le peuple.) Le Chili ne consacre que 4,4 % de son PIB (au lieu des 7 % recommandés par l’Unesco) à l’éducation. L’enseignement y est mauvais (pour de nombreuses raisons développées dans l’article de Libération du 3 juin 2010 cité en sources). Le système éducatif ne fait que reproduire les inégalités, quand les plus fortunés ont accès aux meilleures études, et aux plus prestigieuses.
« No queremos vacaciones, sólo soluciones. » (Nous ne voulons pas de vacances, mais des solutions.) Réponse à l’initiative du ministre de l’Éducation, Joaquín Lavín, d’avancer les vacances d’hiver dans l’espoir d’essouffler le mouvement. (Il va sans dire que certains l’encouragent, au vu de l’absence de mesures adéquates, à prendre des vacances définitives.) Parmi ces solutions, la porte-parole du plus grand syndicat lycéen propose la nationalisation du cuivre, richesse nationale, qui permettrait de financer cette éducation gratuite et de qualité que revendiquent les manifestants. Ils demandent également la modification de la constitution, qui date de Pinochet, et ne fait pas la part belle à l’éducation.
« No cobro por el arte, ellos cobran por educarte. » (Je ne touche rien pour mon art, ils encaissent en t’éduquant.) Allusion à l’argent drainé par les universités privées et dont profite par exemple le ministre de l’Éducation lui-même, Joaquín Lavín. Comme l’indique sa déclaration d’intérêts, il est le principal actionnaire d’une société, Estudios Económicos Limitada, elle-même en partie propriétaire de la société Ainavillo, qui loue des locaux à l’Universidad del Desarrollo (université du Développement), qu’il a contribué à fonder. Investissement dont il a reconnu tirer personnellement des bénéfices, grâce à cette combine qui lui permet de ne pas enfreindre la loi. Ou, pour reprendre les termes du journal El Cuidadano, « comment déguiser une bonne affaire en projet éducatif ».
Qu’il s’agisse du primaire, du secondaire ou du supérieur, tous ont été ouverts à la privatisation sous Pinochet (1973-1990), et elle s’est largement répandue. Ce sont des activités peu réglementées, et les professeurs eux-mêmes ne subissent pas d’examen sélectif. La dictature a ouvert aux capitalistes de nouvelles possibilités de faire des affaires, au détriment des missions attendues de l’éducation : la diffusion du savoir, la réflexion critique, la réduction des inégalités sociales. Un choix de société aujourd’hui sévèrement remis en question par une génération née après la fin de la dictature.
Sur le site du ministère de l’éducation, le ministre annonce aux lycées bloqués l’avance des vacances d’hiver, sa visite à un lycéen brûlé, le montant d’argent « perdu » lors de cette grève, son soutien aux élèves qui veulent reprendre les cours. Quid des revendications des lycéens ?
Comme le dit Álvaro Cuadra, les manifestations sont les lieux d’expression des citoyens les plus vulnérables, les plus éloignés du pouvoir. Il semble impossible au gouvernement d’entendre leurs revendications. Le fossé se creuse quand les policiers, les carabineros, se rendent coupables de violences envers les manifestants (des cas d’agressions graves ont été reportés à Iquique, dans le nord du pays). De manière générale, le gouvernement traite les manifestants comme des délinquants, préférant les gaz lacrymogènes à une réelle concertation.
Le 30 juin, près de 200 000 personnes ont manifesté à Santiago, 500 000 dans tout le Chili. Du jamais-vu depuis la dictature. Les manifestations contre le projet HidroAysen (voir article du 22 mai 2010), qui ont obtenu un report du projet, mettaient aussi en avant ces questions essentielles : le profit des entreprises au détriment de l’intérêt public, et les liens entre les pouvoirs politique et économique. De quoi provoquer encore quelques nuits agitées.
Sources
– Anonyme, « Universitarios protagonizan nueva marcha nocturna por el centro de Concepción », Emol.com, 30 juin 2011 (en espagnol).
– Anonyme, « El Ciudadano ya está en las calles junto al pueblo que se moviliza por la educación », 1er juillet 2011 (en espagnol).
– Dépêche AFP, « Chili : 50 000 étudiants et lycéens dans les rues pour des moyens accrus », L’Express, 16 juin 2011 (en français).
– Álvaro CUADRA, « Chile : marchas y protestas », El Ciudadano, 1er juillet 2011 (en espagnol).
– Cristian LEAL, « Secundarios denuncian graves casos de violencia policial trás desalojo de liceo en Iquique », Bío-Bío Chile, 28 juin 2011 (en espagnol).
– Cristina L’HOMME, « Les Chiliens dans la rue : “Pour étudier, on doit s’endetter” », Rue 89, 2 juillet 2011 (en français).
– Claire MARTIN, « Le coût [sic] de sang des élèves chiliens », Libération, 29 juin 2011 (en français).
– Claire MARTIN, « Les professeurs chiliens, cancres de la nation », Libération, 3 juin 2010 (en français).