Le manchot derrière le pingouin
Vous voulez voir du pingouin ? Le Chili va vous ravir ! Enfin, je dis du pingouin, en réalité il s’agit de manchots. On les appelle tous les deux « pingüinos » en espagnol, mais le français les distingue. On ne trouve les pingouins à proprement parler que dans l’Atlantique nord. Le « petit pingouin », le seul qui ait survécu dans le nord, peut voler, contrairement au manchot, qui comme naguère le « grand pingouin », espèce aujourd’hui disparue, se sert de ses ailes comme de nageoires, et ne peut pas voler.
Manchots de Magellan sur l'île Magdalena
Estropié, le volatile s’est fait nommer « manchot ». Et c’est vrai que sa démarche claudiquante lui donne une allure pataude. Cela dit, c’est un excellent nageur qui atteint la vitesse de 20 km/h et descend à 80 mètres de profondeur, ça prête moins à la moquerie ! Comme le dauphin, il remonte de temps en temps pour respirer, ce qui permet de le voir en prenant le bac pour Chiloé, par exemple.
De mars à septembre, on trouve des manchots dans le nord, depuis Chiloé jusqu'au nord de La Serena. Et même Concepción, eh oui ! Ou plutôt dans la caleta Chome, à Hualpén, commune limitrophe de Concepción. Bon, ils sont un peu perdus quand ils échouent ici, c’est vrai.
Manchot de Humboldt fugueur dans la caleta Chome, septembre 2010
Certains lieux sont ouverts au public pour approcher ce drôle de volatile. Évidemment, l’entreprise est un peu contradictoire puisqu’elle met en avant des animaux qu’elle perturbe par la même occasion, par le défilé des bateaux ou des visiteurs…
La manchotière de Piñihuil à Chiloé
Pingüinera de Puñihuil, février 2011
Pour ceux qui partent vers le sud depuis Santiago, la manchotière de Piñihuil (qui se nomme « pingüinera » en espagnol, donc) est une destination tout indiquée. Elle se trouve à environ 1h30 de route d’Ancud, ville du nord de l’île de Chiloé. Là aussi on approche les manchots, de Humboldt (Spheniscus humboldti) et de Magellan (Spheniscus magellanicus), par bateau (prenez bien soin de réserver votre place à l'avance, et de vérifier les horaires des 3 bus quotidiens, hors fins de semaine, si vous n'avez pas de véhicule). Les premiers sont identifiables par leur bande noire et la base un peu rosée de leur bec, les seconds par leur double bande noire. On peut facilement les observer sur leurs rochers en février, période à laquelle les manchots adultes muent. L’absence de plumage ne leur permet pas de se mettre à l’eau pendant 20 jours. En mars ils quittent peu à peu les îles à la recherche de nourriture, sans remettre la patte sur la terre ferme avant le mois d’août.
L’île Choros, au nord de La Serena
Si vous allez vers le nord depuis Santiago, vous pourrez en voir (depuis un bateau), sur l’isla Choros, au nord de La Serena, autour de laquelle gravitent également des lions de mer (lobos marinos) et des dauphins. L’île fait partie de la réserve nationale des manchots de Humboldt, avec les îles Damas et Chañaral. Mieux vaut emporter des jumelles, car les manchots se confondent facilement avec les rochers.
Après Où est Charlie, où est le manchot ?
Ça fait 35 millions d’années que le manchot de Magellan occupe la Patagonie, et pourtant il est loin d’être maître des lieux. Parmi les espèces qui le menacent, on trouve le phoque léopard et l’orque. Mais la plus dangereuse reste l’homme : par une pêche excessive, qui le prive de son alimentation (sardines, anchois, mollusques, crustacés) et tend des filets dans lesquels il peut rester pris ; par la chasse aussi, dont il a fait l’objet de la part de baleiniers à la recherche de sa graisse dont ils faisaient de l’huile.
L'île Magdalena, recouverte de volatiles
Le manchot est particulièrement menacé par la pollution aux hydrocarbures (le dégazage a pour conséquence l’ingestion d’hydrocarbures, qui abîment l’estomac, et la détérioration du plumage, qui ne permet plus au manchot de maintenir sa température : il meurt de froid dans l’eau ou d’inanition à terre, ne pouvant plus aller se nourrir dans l’eau. On estime que les hydrocarbures tuent 40 000 manchots par an). Enfin, par le réchauffement climatique, responsable du phénomène de la Niña, qui entraîne une baisse de ses ressources alimentaires, influe sur son cycle de reproduction et lui demande plus d’énergie pour maintenir sa température. Ce phénomène entraîne une modification des courants marins qui explique pour certains le nombre surprenant de manchots (des centaines) qui sont arrivés sur les plages de Salvador, au Brésil, en 2008, perdus à 2000 km de leur route habituelle.
Les visiteurs de l'île Magdalena
Tout cela fait du manchot de Magellan une espèce quasi menacée. Sans compter... le tourisme de masse. Même si le nombre de visiteurs est limité par la plupart des parcs, il est important.
L’île Magdalena dans le détroit de Magellan
C’est en Patagonie (côté chilien comme argentin) que les manchots de Magellan se reproduisent. Il s’y retrouvent à l'approche du printemps austral. Au Chili, vous pourrez pour ainsi dire prendre un bain de manchots sur l’île Magdalena, baignée par les eaux du détroit de Magellan, à 2h30 de bateau de Punta Arenas. Là vivent, depuis la période de reproduction jusqu’au sevrage des poussins, 60 000 couples !
Les petits points blancs qu’on discerne sur la photo, ce sont eux. Et des mouettes, aussi, pour qui les poussins sont des proies.
Les manchots de l’île Magdalena, eux, sont bien sur leur itinéraire habituel. Ils reviennent en août ou septembre, à l’annonce du printemps, dans leurs terriers, que les mâles viennent creuser ou retaper chaque année, avant que leurs femelles ne les rejoignent (les manchots forment des couples souvent très durables).
En septembre-octobre les femelles pondent un ou deux œufs, que mâle et femelle couveront alternativement pendant 42 jours, l’un allant se nourrir tandis que l’autre reste au nid. Tout ébouriffé, le petit a en février la même taille que ses parents, mais une allure différente.
C’est alternativement également que mâle et femelle nourriront leurs petits, nés en octobre-novembre. (Voilà de quoi en prendre de la graine. En revanche je ne ferai pas de prosélytisme en ce qui concerne la partie régurgitation, qui constitue le mode d'alimentation des poussins.) Les parents protègent leurs petits des mouettes, leur principal prédateur. En janvier, quand les plumes ont poussé et que leur organisme sait réguler leur température, les petits apprennent à nager.
Sur cette île, l'ambiance est du tonnerre : les couples s’appellent à coups de longs cris de bronchitiques avant de s’arrêter net,
ça part à la plage entre potes,
ça se papouille,
ça creuse son nid, ça ronfle en position tortue dans un coin, ça fornique, ça se chicane puis ça se bat avec virulence à coups de bec, avant de se séparer dans l’indifférence la plus totale, ça prend un air méditatif, les yeux mi-clos,
ça traverse en dehors de clous, et au risque de rencontrer la horde de touristes elle-même lâchée au milieu d’une horde de pingouins, mais entre deux cordes. On ne sait plus qui observe qui.
Si les manchots paraissent confiants et curieux, méfiez-vous de celui qui penche la tête à droite puis à gauche, il ne fait pas que se demander à quel énergumène il a affaire, il vous observe sous toutes les coutures car il s’apprête à attaquer.
Il ne faut évidemment pas toucher les manchots, ni les approcher à moins d’un mètre, ni gêner leur trajectoire entre la mer et leur nid.
Enfin, si à la démarche de ces petits volatiles de moins de 5 kg qui a sans doute inspiré Chaplin vous préférez la prestance des manchots royaux (Aptenodytes patagonicus), vous pouvez en apercevoir des colonies sur la Terre de Feu (ancienne demeure des indiens Selknam, partagée comme la Patagonie par le Chili et l’Argentine).
Colonie de manchot royaux sur la Terre de Feu
En février 2013, on en trouvait sur un terrain privé (dans lequel on entre pour la modique somme de 12 000 pesos par personne, soit pas loin de 20 € – le commerce du manchot est juteux), entre Porvenir et San Sebastian. Ici n'entrent que 20 personnes à la fois, et on n’approche pas à moins de 20 mètres des manchots. La présence de visiteurs reste toutefois facteur de troubles.
Devinez qui couve et qui fait des claquettes
Comme le manchot de Magellan, femelles et mâles couvent et nourrissent leur petit. Et comme le fait le manchot empereur (Aptenodytes forsteri, voir l’épopée La marche de l’empereur, documentaire de Luc Jaquet de 2004), le manchot royal porte son petit entre ses pattes pendant 30 à 40 jours après l’éclosion de l’œuf.
À la différence que seul le mâle garde l’œuf entre ses pattes chez le manchot empereur, qui vit en Antarctique, pendant que la femelle part chercher de la nourriture en mer.
Alors qu’il se tient debout au milieu de ses compagnons, on aperçoit de temps en temps le manchot royal donner la becquée (régurgitée) à son poussin ébouriffé, planqué au chaud entre ses pattes.
Le manchot régurgite pour nourrir son petit... et on ne sait plus bien qui mange qui...
Sur le moindre kilomètre carré de son sol, le Chili sait décidément nous en mettre plein la vue.
Références
– CNRTL (Centre national de ressources textuelles et lexicales), terme « pingouin », consulté le 26 février 2013 (en français).
– CNRTL (Centre national de ressources textuelles et lexicales), terme « manchot », consulté le 26 février 2013 (en français).
– Site de la pingüinera de Puñihuil (en espagnol), consulté le 26 février 2013.
– Daniel MARTÍNEZ PIÑA et Gonzalo GONZÁLEZ CIFUENTES, Las aves de Chile. Nueva guía de campo, Chili, ediciones del Naturalista, 2004, p. 260-265 (en espagnol).
– CONAF, Reserva nacional pingüino de Humboldt (dont l'île Choros, au nord de La Serena), consulté le 26 février 2013 (en espagnol).
– Claire DE OLIVEIRA, « Plus de 1000 manchots de Magellan s'échouent au Brésil », LaPresse.ca, AFP, 13 août 2008 (en français).
– Julián VARSAVSKY, « Argentine : l'amour éternel des manchots », Courrier International, 17 décembre 2010 (en français).
– Parque pingüino rey, consulté le 26 février 2013 (en espagnol).